Paralysie pendant un viol : ce phénomène ignoré par une justice patriarcale

Il existe un préjugé de tout temps, bien honteusement persévérant ; celui qu’une femme est dans la capacité systématique d’hurler et de se débattre pendant une agression sexuelle ou de viol.

Frapper, hurler, appeler au secours, etc. sont autant d’éléments probants qui ne laisseraient peu ou prou de place aux suspicions et interrogations graveleuses lors d’un dépôt de plainte au commissariat ou un procès – outre le fait de reprocher aux victimes la manière de s’être habillée lors des faits.

C’est à la lecture de nombreuses affaires que nous pouvons juger la gravité de ce préjugé sur le traitement des agressions sexuelles et viols ou du moins son interprétation dans la sphère judiciaire. Pour exemple, en février 2017, un homme de 46 ans, accusé d’avoir agressé sexuellement une de ses collègues à Turin, s’est vu acquitter sur simple motif : celui que la victime n’ai pas crié ni même appelé aux secours lors de son agression.
Une autre décision en avril dernier a également fait scandale en Espagne : cinq hommes ont été condamnés pour simples « abus sexuels » après avoir forcé une jeune à effectuer des fellations et rapports sexuels non-protégés en 2016. Requalification motivée par le fait, encore, que la victime n’aurait pas réagi face à ses bourreaux.

Tu ne hurles pas, tu ne te débats pas, tu ne bouges pas, il y a donc comme un fond de consentement au regard des contingences. Comme si la violence directement perçue était l’unique condition d’une reconnaissance d’agression sexuelle ou d’un viol.

Cette logique implique dès lors un « jeu » paradoxal ; celui d’enjoindre la victime à devoir plaidoyer sur son silence, son incapacité de mouvement tant physique que psychique. Le pourquoi du comment elle n’a pu bouger, crier, repousser, tendre le bras, fermer les cuisses. Bref, se défendre, si restent en elle encore quelques souvenirs.Comme si les femmes devaient apporter une réponse automatique, un acte stéréotype et homogène face à l’impensable afin de pouvoir le traiter décemment juridiquement.

Or, ne serions-nous pas plutôt dans une flemme apparente de penser l’Autre dans ses réactions. Une économie de penser telle que nous préférons acquitter ou correctionnaliser/déqualifier plutôt que de penser la pluralité des comportements face à un acte pour le coup, intraitable, incasable, irépertoriable.

Car c’est de cela qu’il s’agit semble-t-il. Le viol reste un acte non « répertoriable ». Il effracte autant le corps que la psyché. Et ne peut appartenir qu’à l’auteur lui-même, dans lequel la réciprocité ne peut avoir sa place, condition sine qua non à toute compréhension des choses de ce monde. Alors, dans un mouvement paradoxal, nous faisons porter aux victimes la responsabilité de compréhension d’un acte qui ne leur appartienne pas en les interrogeant systématiquement sur leur propre comportement lors du passage à l’acte : « pourquoi ne pas s’être défendue ?», « pourquoi ne pas avoir crié ? », « pourquoi ne pas avoir couru ? », etc.

La défense utilisée se doit donc d’être proportionnelle à l’acte. Pas moins, pas plus non plus.

Dans cette logique, le « silence » en « défense » n’est pas à l’image de la souffrance subie. C’est une réponse « déséquilibrée » au regard des faits relatés mais surtout non reconnue à ce jour dans nos représentations avec des retentissements dès plus scandaleux sur le traitement judiciairement. Et c’est là que se joue la magie du mouvement paradoxal ou bien encore, la répétition mortifère. La question « Pourquoi ne pas vous être défendue ou avoir crié, hurlé, etc. lors de votre agression ? » replonge la victime dans un mécanisme similaire à l’acte initial ; essayer encore et toujours de la placer dans un effort de compréhension et d’analyse de ce qu’elle n’a pu saisir au préalable.

Or, à l’inverse de l’économie de penser, il n’existe pas d’économie de moyens pour penser ce qui s’opère en nous lorsque nous sommes en train de vivre un acte traumatique.
Les écrits des neurosciences parlent alors d’«immobilité tonique» significative ou bien encore de paralysie involontaire. Un état qui n’a comme seul mouvement son arrêt, nécessaire à la survie des prochains. Et physiquement, l’explication semble pourtant claire : un excès d’adrénaline et de cortisol face au stress intense subi qui sature littéralement le cerveau jusqu’à entraîner ce fameux « état de sidération ».
« Droguée » par ses propres hormones car impossibles à décharger, le physique et l’émotionnel ne font plus qu’un dans un état de paralysie jusqu’à percevoir la scène au dehors de soi-même : ici appelée « dissociation ». C’est alors ce processus qui peut plonger de force la victime dans une « obéissance mécanique » face à son agresseur.

Muriel Salmona, spécialiste de cet état et fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie, explique ceci dans une interview accordée à Marianne

« Les personnes confrontées à des situations hors-normes sont souvent paralysées. Elles ont le sentiment que leur tête va exploser, qu’elles pourraient mourir de stress […] Le viol est éminemment lié au processus identitaire, qui s’exprime dans l’image que l’on a de son corps. Lors de cette agression, le ‘je’ de la victime est comme écartelé, morcelé […] la personne est dissociée, l’agresseur peut dire ‘Déshabillez-vous !’, et la personne va obéir de manière totalement automatique, déconnectée. »

Beverly Donofrio, victime de viol, exprime quant à elle cet instant où il ne peut rien se passer d’extérieur hormis l’acte effroyable :

« Quand quelqu’un d’autre s’approprie votre personne pour son plaisir […] alors se produit une réaction à cet écœurant détournement de l’intimité, même si elle n’est pas physique, ni verbale : c’est une supplique dans votre cœur, partez. » Il n’est pas exact que les victimes ne disent rien quand elles se font violer. Elles hurlent sans bruit du début à la fin ».

Tout se passe donc « au-dedans ». Et le « dedans », ça met du temps à entendre.

Or, l’imprécision de la définition du viol dans le Code pénal couplée à une pleine prégnance des préjugés sexistes dans toutes les strates de la chaîne judiciaire consolident la difficulté des victimes à se faire entendre. Il reste déjà bien difficile pour une femme d’aller porter plainte quand il s’agit d’agression sexuelle ou de viol – l’exemple du mouvement #payetapolice en a témoigné l’ampleur cette année. Mais quand s’y ajoute le phénomène de sidération et/ou dissociation, l’appareil judiciaire se rouille d’autant plus.

« Il y a une grande difficulté à comprendre, et à croire les personnes atteintes de dissociation, continue Muriel Salmona. Une victime dissociée va raconter son viol de manière tellement distanciée que son récit risque d’apparaître… irréel. » venant pleinement remettre en cause son statut de victime. Comme si encore ne pas avoir pu bouger, ne pas porter les traces extérieures physiques de l’agression, le raconter de façon « autre » seraient une absence manifeste de la preuve.

Bien qu’il existe à ce jour un séminaire sur les phénomènes de sidérations et de dissociation à l’Ecole Nationale de la Magistrature, seul 1/8 d’entre eux/elles ont été sensibilisé.e.s en 5 ans, soit 1000 magistrat.e.s sur 8 313 inscrit.e.s sur le territoire français (chiffres de 2017). Un chiffre sombrement misérable au regard de la réalité des faits. De quoi affirmer que l’appareil judiciaire ne peut (re)connaître les phénomènes de sidération et de dissociation ; jusqu’à ce qu’ils deviennent un élément à décharge : « Qui tacet consentire videtur » (qui se tait, consent).

Le taux très faible de déclarations à la police/gendarmerie de femmes victimes de viol pourrait l’expliquer en partie. C’est effectivement 10 % de femmes victimes de viol qui « osent » porter plainte (cela ne veut pas dire qu’elles ne se sont pas déplacées au commissariat de police/gendarmerie) et seul 3% de ces plaintes, débouche sur un procès en Cours d’Assises. Parallèlement et selon le service statistiques de la chancellerie (sept 2018), le nombre de condamnations pour viol par la justice française a littéralement chuté de 40 % en 10 ans. S’ajoute à ce chiffre dérisoire, la requalification de nombreuses affaires de viol en agression sexuelle (correctionnalisation) effaçant l’acte de pénétration forcé.

Car, comme l’a souligné si justement Emmanuelle Piet – présidente du Collectif Féministe Contre le Viol – tout ceci « est aussi une histoire de moyens […] Planifier des Assises cela coûte cher, c’est l’une des explications. L’autre, ce sont parfois les mauvaises habitudes à tous les niveaux de la chaîne judiciaire ».