Le Ciel attendra propose-t-il une bonne analyse de la radicalisation ?

Certes, la question n’est pas la bonne. Il s’agit d’un film et non d’une lecture analytique d’un phénomène de société. Cependant, tout d’abord, difficile de résister à l’envie d’attirer le chaland à l’aide d’un titre polémique. Par ailleurs, plusieurs revues critiques de ce film s’appuient sur cet argument pour le louer ou le blâmer. Nous présentons donc ici notre propre examen en revenant, dans un premier temps, sur la dimension strictement cinématographique pour enchaîner ensuite sur une étude du phénomène de radicalisation tel qu’il est présenté dans le film. Car il s’agit en effet d’une fiction, et non d’un documentaire, et ne prétend proposer, à ce titre, ni à une vérité factuelle, ni à une ambition d’explication généralisable. Néanmoins, tout film porte un certain regard sur le sujet qu’il traite et charrie donc nécessairement une certaine conception des phénomènes présentés en fonction des choix scénaristiques et photographiques qu’il incarne.

  • Les qualités cinématographiques.

    Pour commencer, il s’agit d’un film beau et touchant. Les spectateurs ou spectatrices sensibles à cette dimension auront souvent la larme à l’œil face à des images et portraits de personnages confrontés à des situations de grandes douleurs ou d’incompréhension désespérées. Le thème est délicat, d’autant plus si l’on considère la conjoncture actuelle qui rend le sujet brûlant pour tout un chacun. Le ton est néanmoins parfois maladroit, et le jeu des acteurs et actrices peut sembler un peu forcé sur certaines scènes. Le choix scénaristique de présenter l’intrigue selon une double chronologie croisée peut également rendre la compréhension malaisée, même si l’on parvient à replacer temporellement plus ou moins rapidement chacun des personnages. Mais globalement, on se laissait aisément porter par l’évolution du film, qui a le mérite d’affronter plusieurs thématiques difficiles avec une sensibilité qui lui fait hommage. On pourrait toutefois lui reprocher de manquer parfois de retenue, et de risquer de tomber dans un pathos qui pourrait apparaître comme un peu facile.Il s’agit de deux portraits et non d’une proposition d’analyse abstraite et généralisable du phénomène de radicalisation. Le film est à recevoir comme cela et est, dans ce cadre, intéressant à voir, émouvant, et permet d’adopter une approche plus empathique et plus concrète d’un phénomène qui est sinon souvent perçu de manière déshumanisée et étroite.

  • Les qualités analytiques.

    Le film est largement influencé par les analyses de Dounia Bouzar, directrice du Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam (CPDSI) qui joue son propre rôle dans le film. C’est avec elle que la réalisatrice (Marie-Castille Mention-Schaar) a travaillé à la rédaction du scénario. On retrouve donc dans ces deux portraits de radicalisation ses analyses sur ce phénomène. Elle explique même que les personnages ont été construits en mêlant plusieurs éléments de parcours de vie qu’elle avait pu rencontrer au cours de ses démarches d’accompagnement. Ainsi, le parcours de Mélanie dans le film semble être une illustration scrupuleuse du processus typique de radicalisation tel que le conçoit Dounia Bouzar.

    Il faut reconnaître au film la qualité d’avoir insisté sur le non-amalgame entre religion musulmane et engagement pour l’Etat islamique. Ce parti-pris peut apparaître comme un peu forcé (il existe bien des liens entre ces deux phénomènes, même s’il ne sont pas systématiques), mais il semble pertinent de donner de la visibilité aux subtilités des processus de radicalisation et à la diversité des profils susceptibles d’être embrigadés. En effet, à trop insister sur le lien entre islam et terrorisme, on en vient à oblitérer la subtilité de ce genre de question.
    Cf. https://www.mediapart.fr/journal/france/211114/radicalisation-religieuse-l-education-nationale-derape

    Pierre N’Gahane, qui fut jusqu’en juin 2016, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, exprime sa position sur le sujet :

    J’ai toujours estimé que les causes [du djihad] n’étaient pas religieusesDaech n’est pas un mouvement religieux mais un mouvement politique qui porte une idéologie qui vise à créer un califat. La dimension religieuse est un habillage. Je reste convaincu que si l’on règle le problème du Proche-Orient, ces jeunes feraient autre chose. Il y a, chez eux, une fragilité qui rend ce départ possible. Ils cherchent un sens à leur vie. Dans cette histoire, l’islam est très instrumentalisé, la confusion entre les salafistes quiétistes et radicaux est totale. Comme la dimension religieuse est présente, il faut utiliser des arguments religieux pour déconstruire les discours. Mais nous n’avons jamais mis un kopeck pour financer une approche uniquement religieuse. 

    A ce sujet, il est possible de lire par exemple le livre Contre l’Etat islamique, contre la guerre, de Mathieu Perez, qui propose une lecture matérialiste du phénomène :

    Alors comme ça, Daech nous aurait « déclaré la guerre » le 13 novembre ? Face à l’idéologie inlassablement rabâchée qui ne veut voir au Moyen-Orient que « conflits confessionnels » et « chocs des civilisations », ce court essai dresse une analyse de ce qu’est l’État Islamique, non à partir de la religion mais à partir des bases matérielles : comme un quasi-État en cours d’intégration dans cette partie du monde en pleine poussée contre-révolutionnaire. La guerre actuelle n’est que la dernière en date d’une longue série d’interventions occidentales. Et loin d’être un combat de la Civilisation contre la Barbarie, elle s’inscrit dans une logique post-coloniale et impérialiste. [quatrième de couverture]

    Autre point intéressant : le lien qui est fait avec les théories du complot. On nous présente les aspirations déçues d’une jeunesse en quête d’idéal, qui tombe dans une lecture paranoïaque et manichéenne du monde qui l’entoure. Les théories du complot représentent un outil puissant pour les rabatteurs.teuses, dans la mesure où elles offrent une image caricaturale d’un ennemi tout puissant et omniprésent. Karl Popper, dans La société ouverte et ses ennemis (t. 2 : Hegel et Marx), expose les relations entre ces deux dynamiques :

    Il existe – et c’est éclairant – une thèse opposée, que j’appellerai la thèse du complot, selon laquelle il suffirait, pour expliquer un phénomène social, de découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. Elle part de l’idée erronée que tout ce qui se passe dans une société, guerre, chômage, pénurie, pauvreté, etc., résulte directement des desseins d’individus ou de groupes puissants. Idée très répandue et fort ancienne, dont découle l’historicisme ; c’est, sous sa forme moderne, la sécularisation des superstitions religieuses. Les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes.
    [Editions du Seuil, 1979 [1962-1966], pp. 67-68 (chapitre 14)]

De nombreuses critiques reprochent au film de se fourvoyer sur la nature de la majorité des radicalisé.es. Pourtant, il présente peut-être l’avantage non négligeable d’humaniser les jeunes qui s’engagent sur la voie du terrorisme. Or, cette humanisation permet non pas d’excuser ou de justifier, mais de comprendre en profondeur le phénomène. Plutôt que de traiter les terroristes de « fous », de « psychopathes », ou encore de « sadiques », ce qui conduit à avoir une action uniquement répressive et sécuritaire (comment lutter contre des malades déterminé.es à tuer sinon en les enfermant ?), essayer de discerner ce qui les pousse à prendre ce chemin permet de mener des actions plus efficaces dans la lutte. Essayons de ne pas reproduire en miroir la vision manichéenne du monde proposée par Daesh, en opposant les gentils et les méchants, les terroristes et les victimes. La prévention doit nécessairement s’appuyer sur cette compréhension afin qu’on ne se contente plus de cibler les « profils dangereux », mais qu’on cherche à mettre en défaut les conditions même d’apparition de ces profils.