« Justice pour les Chibanis ! » : le procès qui oppose d’anciens travailleurs immigrés à la SNCF

Le 15 septembre 2015, les Chibanis remportaient leur procès contre la SNCF. L’entreprise a alors poursuivi l’affaire en faisant appel. Celui-ci eut lieu les 15 et 16 mai 2017 à la cour de Paris, les délibérations se tiendront en janvier 2018.

L’affaire a une quarantaine d’années. A l’époque, la SNCF recrutait des travailleurs marocains mais ne leur versait pas le même salaire qu’aux travailleurs français, voire ne les rémunérait pas du tout. En conséquences, les Chibanis (signifiant « cheveux blancs » en arabe, c’est ainsi que sont appelés les hommes âgés) réclament justice.

A l’époque, il y avait un traitement très inégal des salariés et les avantages accordés aux français ne l’étaient pas pour eux, notamment du fait de la nature de leurs contrats. Les cheminots français avaient un contrat permanent quand ceux qui étaient d’origine étrangère n’avaient que des contrats de droit privé et étaient considérés comme des « contractuels ». Cette différence de contrat a amené des différences de traitement, puisque le contrat permanent contenait les avantages négociés par les syndicats :

  • Protection sociale inférieure
  • Inégalités de salaire et de retraite
  • Pensions des veuves inférieures aux veuves françaises ou inexistantes

– Le salaire des cheminots d’origine étrangères est à peine plus élevé que le SMIC après 40 ans de carrière quand les cheminots français reçoivent entre 1500 et 2000 euros par mois.

– Durant leur carrière, ils n’ont pu bénéficier ni des formations ni des concours internes permettant aux travailleurs français d’obtenir des promotions. Pour certains, cela se traduit par un poste qui est toujours le même, avec une pénibilité physique toujours aussi élevée pour un salaire toujours aussi bas.

– Lorsque leurs homologues français peuvent partir à la retraite à 55 ans, les Chibanis doivent effectuer encore six années de service. Impossible pour eux de partir à la retraite avant 61 ans.

– En plus d’avoir été sous-payés toute leur vie et d’avoir vu les possibilités d’évolutions se fermer, leur retraite sera également plus basse : entre 800 et 1200 euros quand leurs collègues français percevront entre 1200 et 2000 euros.

Ayant été discriminés durant toute leur carrière, 843 Chibanis ont engagé une procédure judiciaire en 2001 afin que cette injustice soit réparée. L’association « Droit à la différence » dénonce les multiples discriminations dont ils ont été victimes « avec l’accord tacite des syndicats ». Ceux-ci ne sont pas plus présents aujourd’hui ; ils restent silencieux et n’offrent quasiment aucun soutien aux Chibanis.

Lors du premier procès, la SNCF avait été condamnée à payer 170 millions d’euros de dommages et intérêts, décision qu’elle a contestée en faisant appel. Mme de Lesquen, avocate des Chibanis, estimait que les dommages allaient de 6 000 à 50 000 euros par personne. De son côté, la SNCF a fait appel à pas moins de trois avocats et six conseillers. Elle continue de contester les discriminations dont ont été victimes les anciens travailleurs marocains et d’origine marocaine.

Si, la première fois, les cheminots ne demandaient que 170 millions d’euros, soit 200 000 euros par personne, ils ont maintenant revu à la hausse leurs estimations du montant à verser par la SNCF. Il est élevé à 628 millions d’euros. Ceci est dû à l’augmentation des cheminots marocains s’étant joints à la procédure et au calcul des indemnités qui a été revu et amélioré. Ces calculs compliqués prennent en compte les spécificités de chaque cheminot : entre autres, la date et les conditions d’arrivée dans l’entreprise. Les économies réalisées à l’époque par la SNCF s’élèveraient à… 70 millions d’euros par an.

Interview de la Maison Des Potes :

  • Quel a été le rôle de La Maison des Potes dans l’affaire des Chibanis ?

On a été un soutien, avec eux avec le syndicat SUD et le syndicat des cheminots marocains. On a été à leurs côtés, on a assisté à différentes réunions. Il y aussi eu des soutiens politiques, comme le parlementaire Alexis Bachelay, spécialiste de l’immigration et des Chibanis. On a fait jouer nos réseaux pour qu’ils aient le maximum d’appuis. On les suit, on fait des articles sur Potes à Potes, on a mis des vidéos sur la chaîne youtube EGAL FR, sur laquelle sont publiés des témoignages de cheminots marocains, leurs vécus, leurs histoires personnelles… Des personnes qui ont été invalides, qui ne peuvent plus retourner dans leur pays, certains sont devenus français… On les appuie, via les vidéos, sur le site http://www.egal.fr.

C’est une procédure qui a plus de 10 ans, il y a des cheminots qui viennent de toute la France, avec épouse et enfants. Nous avons organisé plein de débats sur la SNCF afin de savoir si elle a discriminé à la carrière. Il y a eu des témoignages de cheminots marocains… On a l’impression que la SNCF cherche à repousser l’échéance, qu’elle veuille qu’il y ait le moins de cheminots vivants afin de payer moins.

  • Avez-vous des exemples précis de discrimination vécue par les Chibanis ?

Ils ont été recrutés au Maroc, avec des tests de santé pour savoir s’ils étaient opérationnels. Les français n’étaient pas soumis aux mêmes tests de santé : c’est-à-dire que les marocains étaient auscultés comme des animaux. C’était là la première humiliation et discrimination. Il avaient le statut d’auxiliaire et non pas de cheminot. Au niveau du salaire, ils faisaient les mêmes tâches ingrates que les français mais en étant payés deux fois moins que les cheminots français ou européens.

Ils n’avaient pas les protections, la sécurité nécessaire pour des tâches très dangereuses. Les employés français avaient des gilets de couleur mais eux n’avaient pas tout ça. Ils n’ont pas droit à la même retraite que leurs collègues français qui ont fait la même chose et ont travaillé toute leur vie à la SNCF sans aucune évolution. Aujourd’hui, les Chibanis veulent rattraper leur carrière jusqu’à leur retraite.

  • Comment se comportaient et comment se comportent, aujourd’hui, les différents syndicats ?

Les syndicats français ne défendaient que les cheminots français et européens, c’est pourquoi le syndicat des cheminots marocains a été créé car à part le syndicat SUD, personne ne les défendait. La SNCF est un Etat dans l’Etat : ils ont leur propre justice, leur propre règlement. Les syndicats sont timides, à part SUD et un peu la CGT, les autres sont en position d’attente même s’il y a eu évolution depuis quelques années. Aujourd’hui, la CGT a des pôles discrimination et des pôles de régularisation des sans papiers, ce qui n’était pas le cas à l’époque.

  • Quels soutiens les Chibanis ont reçu dans cette affaire ?

Des citoyens sont venus, par curiosité et puis parce que ça les touche. Il y a aussi eu des personnes venues d’organisations que l’on ne connaît pas, des associatifs, différents journaux. Le jour du procès, il y avait des enceintes installées dehors afin de pouvoir suivre le procès. Il y avait beaucoup de monde. Différents rassemblements de soutien ont eu lieu à Paris, dont un devant le tribunal.

  • Qu’attendez vous de la décision finale lors du délibéré le 31 Janvier 2018 ? Qu’est-ce qu’elle représenterait pour les Chibanis ?

Nous attendons une victoire. Il y a eu le même problème avec les mineurs marocains de Charbonnages de France donc on aimerait que ça fasse jurisprudence, que justice et dignité soient rendues. Qu’on rétablisse l’égalité de traitement, que comme pour la naturalisation des travailleurs sénégalais il y a quelques semaines, la SNCF reconnaisse ses torts. Sa position est très éloignée d’une possible reconnaissance puisqu’elle nie tout en bloc.

Ce serait un signal fort à d’autres causes comme la charbonnerie en France ou d’autres entreprises publiques qui ont recruté leurs salariés dans d’autres pays et les ont traités de la même manière. On ira jusqu’en cassation, voire plus haut, c’est sûr car ils ne veulent pas lâcher l’affaire. La SNCF veut payer le moins possible les indemnités qu’elle doit.

Pour aller plus loin, nous vous proposons de lire ces ressources :