Nabil, 37 ans : code de la route VS racisme

Notre association souhaite donner la parole aux personnes concernées directement par l’expérience raciste, discriminatoire, sexiste, homophobe, antisémite, etc.
Pensée comme une forme d’ « alternative à la plainte » quand cette dernière se voit impossible – par résignation face aux obstacles « institutionnels » – donner l’opportunité aux victimes d’exprimer simplement et directement leur expérience discriminatoire et/ou raciste reste pour nous – professionnel.le.s, militant.e.s, bénévoles et autres – l’occasion d’appréhender ses répercussions sur le psychique, les relations sociales, la vie familiale, le parcours professionnel, le quotidien, etc.


Nabil a 37 ans. En France depuis 5 ans, il dit mener sa vie de manière « tranquille » en essayant de faire de « son mieux pour s’intégrer dans la société où [ il ] vit ». Le 4 octobre dernier, alors qu’il était en vélo, Nabil grille un feu rouge. Un acte qui déclenchera la fureur raciste et haineuse d’un conducteur, pourtant loin de lui. C’est dans ce cadre qu’Agir pour l’égalité a souhaité lui donner la parole.

 

Agir pour l’égalité. Racontez-nous votre histoire et pourquoi vous êtes venu solliciter notre association ?

Nabil. Il m’est arrivé une mauvaise expérience. Je me déplaçais en vélo et sur la route, j’ai eu un petit accrochage, enfin un incident avec un conducteur. C’était dans un croisement et, j’avoue avoir grillé un feu rouge, comme 90 % des cyclistes. Je ne me cherche pas des excuses mais le conducteur n’a pas du tout aimé.

J’ai vu qu’il était très furieux. J’ai continué mon chemin et j’ai levé le pouce pour m’excuser, mais il ne lâchait pas son klaxon. Je me suis arrêté. Je me suis levé pour le voir et lui ai avoué que j’avais effectivement fait une faute.

Il est arrivé vers moi et a commencé par m’agresser verbalement. Il m’a demandé très méchamment si j’étais dispensé du code de la route. Je lui ai dit que non d’où mes excuses, et il m’a accusé de lui avoir fait un doigt d’honneur. J’ai essayé de lui expliquer que c’était l’inverse, que j’avais levé mon pouce et que j’étais là pour m’excuser. Il n’arrêtait pas de crier sur moi, j’ai essayé à plusieurs reprises de le calmer, de lui dire « monsieur, calmez-vous, je suis là pour vous parler. Je ne suis pas venu pour me bagarrer ou pour lancer le couteau ».

Et là, il me balance en pleine gueule

« saleté de bougnoule ».

Je suis tombé des nues. Je l’ai bien regardé et je lui ai dit « vous n’avez pas le droit de me dire ça monsieur ». Je lui ai expliqué que dans ce cas, j’allais prendre en photo son immatriculation et allais déposer plainte.

Rien n’y a fait. Je le vois s’énerver de plus en plus. J’étais toujours sur mon vélo, j’ai traversé, j’ai pris la photo et lui ai dit « monsieur pourtant regardez, on se ressemble ». Je n’aime pas rentrer dans ces débats là mais cette personne – entre guillemets – pourrait prendre un café à Alger ou à Marrakech en passant inaperçue. Elle pourrait même mettre une djellaba et aller à la mosquée sans être interpellée tellement qu’on se ressemblait en fait.

Je lui ai dit « monsieur on se ressemble et vous me traitez de sale bougnoule ? ». Et là il me balance encore en plein visage « moi je ne ressemble pas à une ordure comme vous ».

Et là, il passe à l’agression physique. Il commence à grincer des dents et à faire des gestes de coups de poings en me disant

« qu’est-ce que j’ai envie de m’en faire des comme toi ».

Il n’y avait plus de vouvoiement, plus de cadre de respect, plus de borne.

J’étais encore sur mon vélo donc pas vraiment stable, je ne pouvais pas faire grand-chose et tout à coup, il a pris la roue avant, l’a soulevé et l’a tapée par terre.

Quand j’ai vu ça, je me suis dit « si je réagis, je vais rentrer dans un engrenage de violence comme lui, ça risque de partir très très loin ». J’ai donc pris une sage décision, je me suis écarté le plus vite possible et j’ai continué mon chemin.

 

Vous étiez dans quel état une fois parti ?

Arrivé chez moi, je me suis mis à me remémorer la scène. J’ai essayé de chercher son Nom sur internet via sa plaque d’immatriculation. Mais quand j’ai vu que ce n’était pas possible, j’ai supprimé la photo et me suis dit

« bon c’est une mauvaise expérience. Je vais l’oublier ».

Mais après une, deux, trois heures passées, impossible d’oublier. Parce que ce genre d’expérience a des répercussions très très graves sur notre mental et sur notre physique si on est faible.

Pendant la nuit, je n’ai pas arrêté de réfléchir si je devais aller déposer plainte. J’ai fait un petit peu de recherches sur internet et j’ai vu ce que la personne risquait quand elle inflige des injures raciales dans un cadre privé, quand il n’y a pas de témoin : rien du tout. La personne risque 38 euros d’amende.

Alors que moi, qui ai grillé un feu rouge en vélo et si ma plainte amène à une instruction, je risque 4 points sur mon permis en plus d’une amende qui pourrait dépasser les 100 euros. Ce qu’il se passe dans la majorité des cas.

J’ai réfléchi et ça m’a fait tellement mal. J’avais fait un pas en avant et un pas en arrière pour aller au commissariat. Je me suis dit

« attends, je vais-peut-être essayer d’en parler à des organismes ou à des associations qui pourraient m’écouter, qui pourraient me donner des conseils au moins pour me libérer de cette boule qui était au fond de moi ».

Je suis allé à Agir pour l’égalité. J’ai parlé de ce qui s’était passé. On a pesé le pour et le contre. Le courage – entre guillemet – de porter plainte. Mais j’ai bien réfléchis aux mauvaises répercussions, que possiblement ils allaient être plus sur le fait que j’avais grillé un feu que sur la personne qui m’avait insulté. Là, c’était un pari risqué et je n’ai pas voulu porter plainte.

 

Qu’est-ce qui vous a poussé à ne pas porter plainte ?

Il existe peu de garanties dans la loi pour les victimes d’injures raciales dans un cadre privé, c’est-à-dire là où il n’y a pas de témoin ou rien du tout qui pourrait prouver les dires de la victime.

Moi, j’étais tellement dans ma bulle, je me concentrais toujours sur la personne et en voyant son agressivité j’étais en fait sur mes gardes, je n’ai pas regardé s’il y avait des témoins. Je voyais la personne extrêmement violente et me suis dit qu’elle pouvait même avoir une batte de baseball, un couteau, une arme à feu ou n’importe quel truc parce que sa voiture était juste à côté. Je ne sais pas ce que la personne a dans sa voiture et à qui j’ai affaire ; une personne raciste ou une personne qui a passé une mauvaise journée.

Le législateur ne donne pas assez de garanties dans ce cas-là, ce qui pour moi explique la libération de la parole et les actes racistes vis-à-vis des personnes d’origines étrangères, maghrébines, des personnes de peau d’une autre couleur, d’origines africaines ou asiatiques. Même pour l’homophobie, on en voit de plus en plus de témoignages de personnes qui sont courageuses et qui ont eu le courage de témoigner à visage découvert. Et quand je vois 38 euros d’amendes, je me dis

« la personne pourrait payer tous les jours, matin et soir, ces 38 euros d’amendes et continuer à insulter les gens qui ne sont pas de la même origine qu’elle ou de la même couleur de peau ».

 

Qu’est-ce qu’on ressent face à ces actes, ces mots qui sont extrêmement violents ?

En fait, ça a des dommages collatéraux, que ce soit envers nous ou envers la société.

D’un point de vue de victime. Je ne vous le cache pas, nous, on ressent de la haine. Moi, qui étais une personne saine, une personne ouverte d’esprit, je le suis toujours d’ailleurs et ferai toujours un travail sur moi-même pour le rester, même si c’est un peu difficile après l’expérience qui m’est arrivée, on ne peut que ressentir de la haine et de la méfiance à l’égard des personnes qui dévisagent, soi ou les autres. Quand vous assistez à la scène, quand vous êtes un tiers, vous n’êtes pas forcément acteur dans la scène mais vous assistez à ça. Forcément, ça vous fait mal. Quelle que soit la raison pour laquelle la personne est discriminée, qu’elle soit en surpoids, d’une autre couleur ou homo. Parce qu’on voit tellement d’exemples « de tous les jours ».

Vis-à-vis de la société, ça a des répercussions sur notre comportement et donc nos relations. Le « comment » on va se comporter avec les autres personnes. Avant cette expérience, je pouvais vous garantir que j’étais une personne saine à 100%, c’est-à-dire que je n’étais pas touché par ça. J’entendais des témoignages, on les lit sur les réseaux sociaux, on les voit dans les infos ; des personnes qui ont traversé de mauvaises expériences de ce genre. Mais quand ça nous arrive, on sent vraiment Le Mal que ça pourrait engendrer. Moi, je me considère comme une personne forte parce que j’ai réussi à surmonter à plusieurs reprises des mauvaises expériences qui se sont passées dans ma vie mais voilà, il y a toujours la crainte de changer vis-à-vis des autres personnes. C’est une réalité qu’il ne faut pas cacher. Parce qu’on est des êtres humains. Même si on essaie de se mentir, notre inconscient joue un très grand rôle dans nos comportements.

 

Il y a donc comme un avant et un après ?

Exactement. Puisque, en fait ça part toujours d’une idée. Une idée qui est engendrée suite à une mauvaise expérience que l’on a eu à un certain moment. Et cette idée pourrait être enfouie quelque part dans notre cerveau, dans notre âme sans forcément se rendre compte qu’elle pourrait ressurgir à tout moment si vous ne la traitez pas. D’ailleurs j’avais tout le temps des flashs où j’imaginais des réactions de défense. Mais dans la réalité, je ne me suis pas défendu. J’ai pris la voie légale et je pense qu’en me voyant calme, la personne a essayé de m’écraser encore plus. Je me serais défendu ne serait-ce qu’en l’insultant moi aussi, peut-être qu’elle se serait calmée. J’aurais haussé le ton ou fait des gestes agressifs comme elle a fait, peut-être qu’elle se serait dégonflée et la situation se serait équilibrée. Ou pas.

Mais voilà, c’est une chose à laquelle j’ai réfléchi. Je ne suis pas rentré dans sa tête mais je sais une chose ; c’est le décalage énorme entre comment je me suis comporté et comment elle s’est comportée avec moi. Il n’y avait aucune proportionnalité entre la manière avec laquelle j’ai abordé la personne et comment elle m’a abordé. Parce que moi j’étais dans la défensive et non l’offensive. J’étais juste dans la discussion : discuter et calmer. Mais plus j’essayais de la calmer, plus elle montait dans l’agressivité. Et c’est là que je me suis rendu compte que ça aurait pu aller très loin si je ne partais pas tout de suite.

Alors comment on pourrait traiter et essayer de se débarrasser de ces mauvaises idées et tout ? C’est d’en parler autour de soi, c’est d’écouter les autres, c’est d’essayer d’avoir des conseils auprès des personnes ou des associations ou des institutions qui pourraient nous aider ne serait-ce qu’en nous écoutant.

 

La parole semble s’ouvrir avec de plus en plus de témoignages. Vous avez un peu espoir que la loi évolue ou que ce genre de comportements diminuent ?

J’ai beaucoup d’espoir. J’ai beaucoup d’espoir parce qu’il y a de plus en plus de personnes qui ont le courage d’en témoigner même à visage découvert.
Je pense qu’à un certain moment, quel que soit le contexte que l’on vit actuellement en France, je pense aux évènements qui se sont produits ces dernières années notamment, il faut que le législateur bouge un peu pour protéger les personnes qui sont victimes d’injures raciales, d’homophobie, grossophobie, de confessions juives ou musulmanes. C’est pour cela que je souhaite apporter mon témoignage pour qu’on le diffuse au maximum auprès des institutions et associations pour que le législateur bouge un petit peu et change les lois.

J’apporte un témoignage, une deuxième personne en apporte et ainsi de suite pour que le législateur change un peu les choses pour protéger les personnes qui sont victimes d’injures raciales dans un cadre privé.

 

Quels sont les risques face à cette réalité ?

On voit de plus en plus de victimes qui n’ont pas le courage de porter plainte. Elles accumulent ça au fond d’elles. Le fait d’accumuler et de ne pouvoir rien faire pourrait avoir des répercussions et des dommages physiques et mentaux très très graves. Le risque c’est qu’elles pètent les plombs.On le voit déjà, ces personnes qui passent à l’acte et qui font un petit peu n’importe quoi parce qu’à un moment dans leur vie, elles ont vécu une mauvaise expérience de racisme. Je connais des personnes qui ont eu des réactions violentes et ils se sont retrouvés à s’expliquer devant les tribunaux en s’exposant à des risques d’amendes ou d’emprisonnement alors qu’elles ont juste subi des agressions ou des injures raciales. Et ces personnes n’ont pas fait ce que j’ai fait, elles ont réagi autrement. Elles ont agressé la personne soit physiquement soit verbalement. Et moi, ça n’a pas été ma démarche. Face à cette personne, j’ai tenté de la raisonner, elle ne voulait pas. Je l’ai ramenée au cadre légal, elle ne voulait pas. En tous cas ça restera gravé dans ma mémoire toute ma vie cette expérience par ce que c’est la première fois que ça m’arrive.

Propos recueillis par Juliane B.