La romantisation du viol


Goldfinger, troisième volet des aventures de James Bond. L’agent 007 est chargé d’enquêter sur les activités d’Auric Goldfinger, un célèbre trafiquant d’or. Au fil de ses périples, Bond fait la connaissance de Pussy Galore, cheffe d’un gang criminel de femmes sous les ordres de ce fameux Goldfinger. L’agent secret cherche alors à la séduire afin de la rallier à son camp. Lors d’une scène dans une grange, il se montre insistant mais Pussy Galore esquive ses tentatives avec des prises de judo. Il riposte et la fait chuter sur une meule de foin. Prenant alors le dessus, il se couche sur elle et l’embrasse de force. Celle-ci cherche d’abord à le repousser mais finit par l’entourer de ses bras et l’embrasser en retour. Par la suite, Pussy Galore change de camp afin d’être aux côtés de Bond, lui permettant de déjouer les plans de Goldfinger. Mission accomplie.

Ce film, de 1964, met en scène une « belle » illustration de romantisation du viol : celle de la scène de la grange. Malgré le fait qu’il s’agisse d’un acte non consenti, la musique et la mise en scène donnent une dimension érotique à la scène, l’entourant d’une certaine tension sexuelle.

 

La romantisation du viol désigne ainsi le fait de banaliser le viol en lui conférant une représentation « romantique » et/ou « érotique ».

Elle est principalement alimentée par les médias et la culture populaire, qui nient ou minimisent les violences sexuelle par des choix d’écriture, de mise en scène, de musique ou d’acteurs charismatiques, par exemple. C’est en cette banalisation de la violence qu’elle se rattache à la culture du viol, un ensemble de pratiques sociales qui tendent à culpabiliser la victime et à déresponsabiliser le coupable.

Le « baiser volé », figure des représentations sexuées

Dans le cinéma, on retrouve souvent la scène du « baiser volé ». Traditionnellement, une femme est représentée comme indifférente ou distante jusqu’à ce que le héros l’embrasse fougueusement à un moment inattendu. D’abord surprise et passive, elle finira par prendre conscience de son propre désir et par répondre en retour au baiser.
Ces scènes ne montrent certes pas des situations de viol à l’écran, mais elles véhiculent des rôles sexués qui contribuent à le banaliser. Les femmes sont souvent représentées comme passives et vulnérables, ne sachant pas vraiment ce qu’elles veulent. Leur désir serait camouflé par de la retenue, de la colère ou de la timidité. Ce serait alors aux hommes d’interpréter les signaux, de prendre des initiatives quitte à « forcer un peu les choses ». Demander la permission n’est pas viril. Plaquer sa partenaire contre un mur ou sur une table, si. Et quoi de plus sexy pour une femme qu’un homme viril ?

La banalisation de ces rôles est problématique. Céder n’est pas consentir.

Les femmes peuvent céder pour ne pas contrarier leur partenaire, ou parce qu’elles sont paralysées par la peur ou l’effroi. Et cela sans forcément se débattre, appeler à l’aide.
Or dans les livres et les films, la femme succombe au charme du héros et tombe follement amoureuse. Et cela même si le « héros » s’introduit chez elle, la traque avec son téléphone portable et lui offre sans cesse des cadeaux hors de prix, comme le personnage de Christian dans 50 nuances de grey. Ce bel (et riche) homme se démène pour séduire sa belle, le harcèlement est romantisé, érotisé.

No means yes

Mais après tout, si la femme cède, c’est qu’elle en avait envie depuis le début, non ? Le cinéma, mais aussi la littérature, les séries télévisées, la musique, la pornographie ou encore les mangas peuvent contribuer à alimenter cette idée du « No means yes ». Concept selon laquelle une femme qui dirait non voudrait dire oui, et qu’il suffirait alors d’insister. En 2013, le tube « Blurred lines » du chanteur américain Robin Thike fait un carton avec son air entraînant :
«I hate these blurred lines/I know you want it/ I know you want it/ I know you want it/ But you’re a good girl. The way you grab me/Must wanna get nasty/Go ahead, get at me.”

Qui n’a jamais eu ces paroles lui trotter dans la tête ? Pourtant, elles ont été très controversées à l’époque, et pour cause. Voici la traduction :
« Je déteste ces lignes ambiguës /Je sais que tu en as envie/Je sais que tu en as envie, Je sais que tu en as envie/Mais tu es une gentille fille. La façon que tu as de m’attraper/Tu dois vouloir devenir coquine/Je t’en prie, viens à moi ».

La fille en question n’a donc pas son mot à dire puisque l’homme connait mieux ses désirs qu’elle-même.

Et quand non veut dire non, il ne doit pas être dit trop tard sinon ça ne compte pas. Dans l’édition 2014 du Dico des Filles – un livre à destination des jeunes filles qui regroupe par ordre alphabétique des préoccupations liées à l’adolescence – on peut lire dans la rubrique « Caresses » :

« On peut avoir envie de caresses sans forcément vouloir aller plus loin. L’important, c’est de le savoir et de le dire, mais aussi de ne pas laisser le garçon s’embarquer trop loin dans le désir pour dire « stop » au dernier moment. Un garçon ne fonctionne pas comme une fille et il ne comprendra pas forcément que vous passiez des heures à vous laisser cajoler sur un lit si ce n’est pas pour avoir une relation sexuelle ».

Ce livre, édité chaque année avec de nouvelles couvertures « girly » et attrayantes, est très problématique quant aux représentations de la sexualité et de la féminité qu’il transmet.
Selon un sondage Ipsos de 2015 sur « les français et les représentations sur le viol », pour 25% des sondés, les femmes savent beaucoup moins ce qu’elles veulent que les hommes dans le domaine sexuel. Pour 19 %, beaucoup de femmes qui disent « non » veulent en fait dire « oui » et 21% estiment qu’elles peuvent prendre du plaisir à être forcées lors d’une relation sexuelle.

Mais après tout, n’entend-on pas dire que certaines femmes rêvent d’être sauvagement prises de force au détour d’une rue par un bel inconnu ?

Quand le viol est un fantasme

Le fantasme du viol est certainement plus répandu qu’on ne le pense, mais c’est un sujet extrêmement tabou. En effet, fantasmer à propos du viol provoque généralement un sentiment de culpabilité et de dégoût de soi, d’autant plus renforcé chez les personnes qui ont déjà subi des violences sexuelles. Or cela ne signifie pas qu’elles sont coupables de leurs agressions ou qu’elles souhaitent réellement se faire violer.

Depuis toutes petites, les femmes intériorisent le rôle passif qu’elles sont supposées tenir dans les relations amoureuses et la sexualité. Leur enfance a généralement été bercée par des contes représentant des personnages féminins qui attendent l’arrivée du prince charmant, ou des personnages en captivité qui finissent par développer des sentiments pour leur bourreau, comme dans la Belle et la Bête. En grandissant, ces rapports de domination sont assimilés, et les femmes ont souvent du mal à se projeter dans une sexualité active. Dans son essai « King kong Théorie », Virginie Despentes explique cela à propos du fantasme du viol :

« un dispositif culturel prégnant et précis, qui prédestine la sexualité des femmes à jouir de leur propre impuissance, c’est-à-dire de la supériorité de l’autre, plutôt que comme des salopes qui aiment le sexe »

Autrement dit, la négation du désir féminin amènerait les femmes à fantasmer sur l’usage de la force afin de se déresponsabiliser du désir et du plaisir « actifs » qu’elles éprouvent.
Comme King Kong théorie, certains contenus culturels souhaitent faire évoluer les mentalités en amenant à réfléchir sur le consentement et les retentissements sur les victimes. La culture du viol est abordée dans de plus en plus de fictions pour adolescents, comme dans la série 13 Reasons Why où dans la saison 1, un lycéen ordinaire viole deux jeunes filles de son lycée lors de soirées, sans pour autant qu’il ne s’identifie comme un violeur. En mars 2018, un documentaire Infrarouge de Delphine Dhilly et Blandine Grosjean a été diffusé sur France 2, Sexe sans consentement. A travers des témoignages, ce documentaire s’intéresse aux raisons pour lesquelles les femmes cèdent à un rapport sexuel sans le consentir, mais sans pour autant le considérer comme un viol.

Au final, le problème n’est donc pas de parler du viol ou de le représenter car il n’est plus que jamais existant. Le problème est de le banaliser en romantisant et légitimant les rôles sexués et la primauté du désir masculin sur le désir féminin avec une volonté d’initier une « excitation » chez les deux parties.

Il serait pourtant réducteur de tout rapporter à la culture populaire : la famille, les pairs, les institutions, le monde professionnel, judiciaire, etc. sont autant de voies de socialisation qui renforcent les mécanismes sous-jacents à la banalisation du viol.
Soyons donc très vigilantes, vigilants. Et d’autant plus aux choses qui nous sont les plus proches.

Pour aller plus loin :